Crazy Horse et Sitting Bull ou la dernière danse
Ça se passe dans le Nord des Grandes Plaines des États-Unis d'Amérique, entre le Wyoming et le Nebraska, le
Dakota et le Montana. C'est une tragédie. Ça finit. On voit l'anéantissement d'une culture, d'une civilisation, d'une façon
de vivre ; et ça fait comme un étranglement, une boule dans la gorge qui monte, qui serre jusqu'à ne plus laisser passer
aucun son, les mots qui pourraient le dire, ce qui se produit et ce qui disparaît. Dans les collines, les plaines, les montagnes,
le long des grandes rivières, c'est le silence qui se répand, l'étouffement des bruits : le tonnerre des troupeaux, les
cris de chasse, les chants des cérémonies sacrées, les récits d'exploits d'autres bruits viendront, un grand fracas
interminable, mais plus tard aujourd'hui ce qu'ils entendent c'est ce qui se perd, s'éteint irrémédiablement, s'enfuit
dans les creux et les ombres. Ce silence.
C'est
la fin, et avec elle la conscience de la fin, le dernier acte de la tragédie. Après quoi il n'y aura plus que des épilogues.
On entend un chant de nostalgie, une élégie, une déploration dite en conscience par ses acteurs ; la guerre indienne
de 1876-1877 marque, pour les tribus du Nord, la fin de la résistance. Après, il n'y aura plus de combats. Juste des rêves,
des danses et des assassinats.
En
1876
La moitié des Sioux vit dans
des réserves. Red Cloud, le grand chef des guerres des années 1860, et Spotted Tail, le chef des Sioux Brûlés, ont accepté
des réserves. Crazy Horse et Sitting Bull les refusent. Tous deux savent que le monde est plus vaste que ce que l'on en voit,
tous deux savent qu'on peut et qu'il faut sortir de soi, parcourir des espaces infinis. Tous deux savent que vivre encore
un peu selon son coeur, c'est permettre au monde indien de vivre encore un peu, dans toutes ses extensions, dans tous ses
sens. Tous deux savent que le monde mystique ne peut se séparer de la vie, qu'il y a plus important que la sécurité et la
subsistance. Tous deux savent qu'il est essentiel de ne pas céder. Même si...
Août 1876
Sitting
Bull danse la danse du soleil. Des centaines d'incisions sur le corps, regardant le soleil en face, il danse pendant trois
jours et trois nuits. Il attend de la douleur, de l'éblouissement, de la fatigue une vision qui lui dira la vérité du monde.
Il attend de sortir de soi d'être plus léger, de bouger sans pesanteur, de se dégager, que les écailles lui tombent
des yeux. Voyageur de l'autre monde, qu'il rie avec les esprits. Après trois jours et trois nuits, il voit des soldats blancs
tomber du ciel dans le camp indien la tête en bas comme des poteaux. Leur pluie dure longtemps. Elle l'étonne lui-même, il
semble qu'elle ne doive jamais s'arrêter. Il informe son peuple : les Indiens seront vainqueurs. Il
ne parle que d'une bataille.
21 septembre 1866
Crazy
Horse fuit. Pas trop vite, juste ce qu'il faut pour que les soldats arrivent à le suivre. Il parle à son cheval, il lui murmure
des mots riants dans le creux de l'oreille. Il sourit. Pas trop. Pas trop vite. Que les cavaliers blancs ralentissent, et
il s'arrête et fait mine d'examiner le sabot de sa monture. Les balles sifflent autour de lui et la poursuite reprend. Il
aime cette course, il aime cette chasse menée par la pensée, cette chasse où le gibier n'a aucune chance parce qu'il fait
exactement ce qu'a décidé le chasseur. Arrivé à Peno Creek Valley, il lève le bras. Des deux flancs du défilé, des nuées de
Sioux, Cheyennes et Arapahos surgissent et anéantissent le détachement de soldats.
3 août 1889
Sitting
Bull entre dans la salle du conseil. Tous ont l'air gêné à sa vue. Blancs comme Indiens. Il dit : "Je ne savais pas qu'il
y avait un conseil, je passais par là, j'aimerais dire quelque chose, à moins que quelqu'un n'y voie un inconvénient."
Tous regardent ailleurs. Personne ne dit rien. Personne ne l'invite à parler. L'agent McLaughlin tend la plume à John Grass
qui s'avançait au moment où Sitting Bull entrait. John Grass, chef des Sioux Pieds-Noirs, prend la plume et signe. Gall, chef
de guerre des Sioux Hunkpapas, la tribu de Sitting Bull, le suit. Après lui les autres chefs. Les Sioux viennent de vendre
la plus grande partie de leur réserve. Aucun d'eux ne regarde Sitting Bull. En quittant la salle du conseil, il se sent très
seul. Il dit : "Indiens ! Il n'y a plus d'Indiens en dehors de moi."
25 juin 1876
Crazy
Horse attend. Au-dessus de lui, devant, il entend les rumeurs de la bataille, les cris, les détonations. Il attend. Soudai
il se décide, serre les flancs de son cheval qui s'élance, se jette en avant, paraît tomber dans une chute qui le rapproche
de la terre, qu'il rattrape pour tomber dans une autre, toujours plus vite en avant. Crazy Horse couché sur l'encolure l'encourage
à l'oreille. Il sort du ravin, tous les Indiens après lui, Sioux, Cheyennes, Arapahos, jaillis de la terre qui s'ouvre pour
les laisser sortir, avec armes, parures, chevaux, peintures, une théorie de démons emplumés et fatals, remontant du ravin
presque au ralenti, juste un peu plus vite que le pas, ce qui est juste un peu trop vite pour les soldats qui peuvent les
voir, vacillant un instant sur le haut du talus, prenant leur course, déboulant sur les arrières et les flancs de Custer,
obligeant les soldats à se retourner, rejoignant les Indiens qui les combattaient de front, les encerclant. Crazy Horse passe
comme une foudre devant les soldats, des cavaliers hurlant qui vont les massacrer. C'est comme ça que ça se passe. Des milliers
d'Indiens qui tournent, lâchant une décharge à chaque passage, une éternité qui se rapproche. Le cercle se resserre. Une dernière
seconde. Plus que le noir. Crazy Horse mène son cheval à travers le champ de bataille dévasté.
Il se tait.
Printemps 1877/Eté 1881
Sitting
Bull mène son peuple dans la neige. Il fait sombre et froid comme si la nuit allait tomber, comme si elle tombait depuis plusieurs
heures. Il franchit une ligne invisible qu'on ne voit pas sur la plaine grise, mais qui est bien réelle. La frontière qui
sépare les Etats-Unis du Canada. Dans une désolation plane à perte de vue des gris, des blancs et des noirs sous un ciel de
plomb. La ligne, Sitting Bull la franchit en réalité deux fois, et jamais en hiver. Au printemps 1877, il estime qu'il
n'y a plus de place pour les Sioux aux Etats-Unis d'Amérique et il fuit au Canada. A l'été 1881, quand il la repasse dans
l'autre sens, il sait que pour les Indiens il n'y a de place nulle part. Il rentre aux Etats-Unis avec cent quatre-vingt-six
partisans en haillons, à pied, leurs chevaux morts dans les tempêtes de neige de l'hiver précédent - avec quel troupeau sauvage
auraient-ils pu les remplacer ? Sans nourriture - avec quels bisons auraient-ils pu se nourrir ? Alors
c'est bien cette image : La troupe d'Indiens hâves et maigres, spectres sur la neige,
au milieu de la plaine froide. Quand Sitting Bull rend sa winchester, il sait que tout est
fini, la vie qu'ils ont connue, ce pour quoi ils se sont battus, qu'il n'y aura plus que des épilogues. Pour
lui l'épilogue durera encore neuf ans.
Hiver 1877
Crazy
Horse sort de son tipi, torse nu, enveloppé dans sa couverture. A l'Est, le temps est clair. Il avance à pas lents, en traînant
les pieds, repoussant du bout de son mocassin la neige en petits tas qui sont autant de taupinières minuscules et vierges.
Le silence est parfait dans le camp, juste l'éclat de la neige et du ciel. Il a envie de cette pureté.
8 septembre 1883
Sitting
Bull s'avance vers la tribune. On est à une fête à Bismarck, capitale du Dakota du Nord, pour célébrer la pose de la dernière
traverse du Northern Pacific Railroad. On a besoin d'un chef indien pour faire un discours. A la gloire du cheval de fer qui
coupe la prairie d'une nouvelle saignée, mais quelle importance. Il n'y a plus rien à couper. Plus de troupeaux de bisons
à séparer. Aux côtés de Sitting Bull marche un jeune officier qui parle lakota. Ils ont préparé le discours ensemble. Sitting
Bull va parler dans la langue des Sioux, puis l'officier traduira. Le chef indien couvert
de plumes monte à la tribune, sourit et commence à parler. Seul le jeune officier comprend ce qu'il dit. En substance : "Je
hais tous les hommes blancs. Vous n'êtes que des voleurs et des menteurs. Vous nous avez pris notre pays et fait de nous des
proscrits. Je voudrais vous voir disparaître de ce pays. Je n'accepterai jamais votre présence." Le jeune officier est
très pâle. Devant l'absence de réaction, il se persuade qu'il est le seul à comprendre. Il suit Sitting Bull à la tribune
et prononce les mots qu'ils avaient préparé, les phrases aimables, les protestations de fraternité. Transportés d'enthousiasme,
les spectateurs se lèvent et ovationnent le chef indien.
Hiver 1877
Crazy
Horse se tient en selle au milieu du village, entouré des siens. Il dit à son père d'accueillir Spotted Tail, que le général
Crook envoie vers lui comme médiateur, et de l'assurer que son peuple rejoindra bientôt les réserves. Puis il tourne son cheval
vers le Sud-Ouest et part seul en direction des Big Horns. Il ne sait pas encore ce qu'il
va faire. Il laisse aller son cheval dans la neige. Bientôt, il n'y a plus que le silence. Il essaie de se détacher de ce
monde dont il sait bien qu'il n'est pas réel. Il continue à aller, jusqu'à ce que la fatigue le fasse trembler. Il appelle
le monde des rêves, attendant un signe, une vision. Il chevauche dans une plaine de blancheur éclatante, où tout se fond dans
la lumière, et son cheval danse, danse, vire sur lui-même, tourne et tourne, ivre, et cette danse est la danse de la grandeur,
de l'infini jusqu'à la perte, et Crazy Horse danse avec son cheval fou, et ce monde-là, il sait qu'il est sur le point de
le rejoindre définitivement - et alors, oh oui, il dansera ! Mais la vision s'estompe, son cheval s'est arrêté dans la
neige et attend. Quand Crazy Horse ouvre les yeux, il se rend compte qu'il l'a ramené au camp, là, devant lui. Il
comprend alors qu'il n'est pas encore temps, qu'il a encore deux ou trois choses à faire.
Au
printemps, le général Crook envoie vers lui l'autre grand chef soumis, Red Cloud, avec la promesse d'une réserve dans le pays
de Powder River, le dernier terrain de chasse des Indiens. Il sait alors qu'il a obtenu ce
qu'il cherchait pour les siens, la sécurité et la subsistance. Après, à eux de choisir. Son
cheval esquisse un pas de danse, avec art. Bientôt il va pouvoir se mettre à danser définitivement.
On approche de la fin.
1885
Sitting Bull participe
au Wild West Show de Buffalo Bill. Il fait l'Indien de cirque pour le manager Barnum. L'Indien n'a plus d'existence autorisée
que dans la parodie, la représentation. Le spectacle. Début du western. Sitting Bull sait exactement ce qu'il en est. Mais
n'est-ce pas la vérité ?
1877
Crazy
Horse se rend. On ne lui donne pas sa réserve. On le garde à Fort Robinson. Il s'enferme dans le silence, devient de plus
en plus seul.
1885
Sitting
Bull refuse de faire une deuxième saison avec le Wild West Show. Alors Buffalo Bill lui fait cadeau d'un cheval de
cirque à la robe pommelée qui sait s'asseoir et lever un sabot au son d'un coup de fusil. Sitting
Bull, qui, monté sur un poney indien, a galopé à la tête de trois mille guerriers dans les plaines, accepte gravement.
31 août 1877
Crazy
Horse voit défiler devant lui les guerriers sioux vêtus de l'uniforme bleu. Les Nez Percés ont refusé la réserve qu'on leur
assignait et se sont enfuis vers le Canada. Le général Crook a décidé de recruter des éclaireurs dans les réserves sioux pour
les combattre. Bon nombre de braves de Crazy Horse ont accepté. Et maintenant il pense : "Il n'y a plus d'Indiens",
et il dit qu'il va mener son peuple au Nord, vers le pays de Powder River.
Octobre 1890
Sitting
Bull est assis devant sa hutte et il écoute Kicking Bear lui parler de la Danse des Esprits. Kicking
Bear est allé au loin au-delà des montagnes, jusqu'au Nevada, et il y a rencontré Wovoka, le Messie qui prêche cette nouvelle
religion. Wovoka enseigne qu'au printemps, une nouvelle terre recouvrira l'ancienne. Les
Indiens devront danser pour se maintenir à la surface de cette boue pendant qu'elle engloutira tous les Blancs et les Indiens
incroyants. Ensuite, le Messie enlèvera tous les Danseurs dans les airs et les ramènera sur la terre nouvelle qui se sera
couverte d'herbe grasse et où seront revenus les troupeaux de bisons et de chevaux sauvages. Alors le Messie ressuscitera
tous les ancêtres morts, et les Indiens vivront heureux. Kicking Bear a les yeux qui brillent
en expliquant cela. Sitting Bull sourit tristement. Il ne croit pas à ce renouveau, il ne croit pas que les morts puissent
renaître et les blancs disparaître, mais il sent l'élan de cet espoir. Il connaît l'importance de la danse, les pouvoirs de
la danse. Elle permet de grandir, de prendre conscience de sa profondeur, de devenir un être meilleur. Il
ne veut pas empêcher les siens de rêver.
5 septembre 1877
Crazy
Horse marche sur une des routes de la réserve. Il est seul. Des soldats l'entourent. Ils lui disent qu'ils le ramènent à Fort
Robinson pour qu'il ait un entretien avec le général Crook. Le long de la route, Crazy Horse
se laisse porter par le pas de son cheval, il essaie de retrouver le monde de ses rêves, le monde où il danse. Délesté, le
petit cavalier tourne la tête en bas, là où rien ne pèse. Et le cheval se met à esquisser
une figure dans la nuit qui tombe ; il danse, et Crazy Horse avec lui, subtil, nu, avec le vent sur lui, sur l'herbe
grasse, dans l'infini des plaines, dans le ciel pur... Ils arrivent à Fort Robinson. Crazy
Horse est remis entre les mains d'un policier indien. Il le regarde avec incrédulité : c'est Little Big Man, son ami, son
lieutenant, son frère d'armes, celui qui s'est battu à ses côtés l'hiver précédent. Little Big Man l'entraîne rudement. Crazy
Horse se tait. Ils arrivent devant un bâtiment sombre aux fenêtres munies de barreaux, derrière
lesquelles il distingue des hommes enchaînés. On veut l'enfermer, Crazy Horse ne veut pas de cette fin ; une dernière fois
il s'échappe. Little Big Man l'arrête en s'accrochant à lui. Les soldats crient, l'un d'eux lui enfonce sa baïonnette dans
le ventre. Crazy Horse est mort.
15 décembre 1890
Sitting
Bull se réveille. Un policier indien, Bull Head, est penché sur lui qui lui dit qu'il vient l'arrêter. Cette
arrestation est la conséquence du refus de Sitting Bull d'aider les autorités de la réserve à mettre un terme à la Danse des
Esprits. Hors de la hutte, plus de cent danseurs furieux entourent les policiers venus leur
enlever leur chamane, leur plus grand chef. Bull Head entraîne Sitting Bull vers son cheval.
L'un des danseurs, Catch-the-Bear, brandit un fusil et tire sur le policier. Il le touche au côté. Bull Head riposte en tombant,
sa balle atteint Sitting Bull qui s'effondre. Au même moment, le sergent Red Tomahawk lui tire une balle dans la tête. Sitting
Bull est mort.
Alors son cheval
de cirque, offert par Buffalo Bill, danse au son des coups de feu. Il s'assoit sur son postérieur, lève un sabot, se relève
et tourne sur sa gauche, le sabot toujours levé. On croirait qu'il danse la Danse des Esprits pour faire revenir tout ce qui
a disparu, les morts, et le dernier d'entre eux, Sitting Bull. Mais il cesse bientôt, et
la fusillade reprend. Même l'épilogue prend fin.
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